Pour un conseil des êtres ?

Vers un nouveau Conseil des êtres?
Quelques réflexions sur une pratique de reliance avec les autres qu’humains

Cet article a été écrit par Amans suite à l’atelier de Murmure des forêts de Beltaine 2023. Il a été traduit pour le réseau international de facilition de deep ecology. Dans cette version-ci, manquent sans nuire à la compréhension du texte les hyperliens initiaux.

Une des pratiques les plus connues – et aussi je crois, l’une des plus largement et intimement reliantes – du Work that reconnects (WTR, ouvrage d’écologie profonde connu ici sous le nom de « Travail qui relie ») consiste à aller à la rencontre d’êtres de nature, puis à incarner leur réunion en un conseil, afin d’écouter ce que ces « autres-qu’humains » ont à nous dire, à nous, dans cette époque de grand chambardement.

Cette pratique est appelée Council of all beings depuis plus de 40 ans. Elle a été partagée dans nombre de pays à travers le monde, aussi bien dans des écoles, des associations ou des communautés qu’au sein de réseaux militants. On traduit en général « Conseil de tous les êtres », en français.
J’ai vécu cette sorte de rencontre sous différents formats, et en tant que facilitateur j’ai souvent initié des processus qui s’en inspiraient – mais je n’ai partagé le Conseil en son entier qu’une seule fois : récemment du côté de Brocéliande en Bretagne, un atelier sur trois jours qui était entièrement consacré à cela. C’est avec Murmure des forêts et le soutien indéfectible de Sonia* que cela a pu avoir lieu (entre autres).
Suite aux différents retours que nous avons reçus (des humain-e-s évidemment mais pas que :°) il m’a paru utile de partager au sein du réseau des prises de conscience qui me semblaient significatives concernant ce processus. Ayant appris qu’elles avaient suscité de l’intérêt parmi d’autres personnes qui pratiquent cet ouvrage, je me suis attelé à la rédaction du présent article

Si je propose de nommer cette contribution « Vers un nouveau Conseil des êtres », c’est parce que, peut-être, tout cela ouvre sur une remise en question du nom de ce processus. En effet, le seul « Conseil de tous les êtres » qui puisse exister, selon moi, c’est celui qui s’accomplit sans fin dans le sein de la Déesse.
En tant qu’humain-e-s, nous ne pouvons jamais guère accomplir, je crois, que des « Conseils de Quelques Êtres » – du moins ces temps-ci, et même si nous parvenons à rassembler une vaste assemblée des plus éveillé-e-s d’entre nous. Les hordes de tardigrades et les moissons de lichens, les poissons, les bactéries, les vents, les graines et les rhizomes : comment pourrions-nous représenter tout cela ?
Certes nous pouvons chercher à ouvrir nos cœurs et nos âmes à toute la planète, voire à l’univers, mais… ce faisant nous pouvons aussi nous planter, comme des homo sapiens plus que comme une jeune et fringante adventice.

Nous sapiens, même si nous avons aussi quelques gènes de Neandertalensis, nous sommes si facilement dominants… ainsi c’est bien la question de l’humilité et de l’orgueil à laquelle nous confronte le fait d’aller écouter les conseils des autres êtres. Et c’est déjà le cas, tel que ce rituel est présenté – ainsi ce qu’on avance ici n’est qu’un léger ajustement de l’existant : un iota.
Certes aussi un « Conseil de Pas Grand Monde », ça ne serait pas très sexy : avec ça, nous ne risquerions pas d’attirer beaucoup de climato-sceptiques ou de business angels dans nos ateliers.
Ainsi, « Conseil des Êtres » me semble un bon compromis : c’est à la fois vrai – car personne ne prétendra « n’être pas », isn’t it ? sinon peut-être le spectre de Shakespeare – et suffisamment ouvert pour que chacun-e puisse s’y retrouver, y compris un-e antispéciste ou des radicaux de toutes les couleurs.

(…)
Mais au fait : quels sont ces points que je propose de soulever ?

Du général aux particuliers

« Je suis loup, et je parle pour les loups ! » (ou pour le peuple des louves etc.), propose le script original. Bon ! d’abord est-ce que tu as vraiment rencontré un loup !? Il me semble que ce n’est pas l’être non-humain le plus facilement accessible dans les forêts et les hameaux par chez nous… mais c’est vrai qu’il est plus populaire parmi les personnes qui pratiquent le développement personnel et autres spiritualités chamaniques que les limaces et les hannetons. Donc ok, tu rencontres un loup, soit.
Si ça arrive en effet pendant un process WTR, à moins que ce loup soit franchement agressif, c’est probablement qu’il ou elle est ok pour que tu joues son rôle dans le conseil, donc yallah : il n’y a plus à hésiter.

Mais ! As-tu vérifié avec ce loup (et/ou son deva…) son consentement pour représenter aussi toute son espèce, tous les loups du monde !? Il y a beaucoup de différents styles de loups… Peut-être que sa meute ou « tous les loups de ce coin-là du pays », ce serait déjà bien, non ? Sans doute n’importe quel chêne est plus proche, génétiquement, d’un autre chêne à l’autre bout du monde que du bouleau d’à côté. Cependant, peut-être que cet arbre représenterait mieux sa forêt que son espèce ? Avec qui échange-t-il, au quotidien, sinon les champignons et les écureuils du coin ?
Ça ne semble pas si évident de décider de cette question de la représentation… mais nous pouvons prendre le temps de sentir, demander, réfléchir et intégrer. C’est peut-être un peu anthropocentrique de croire que n’importe quel individu va facilement parler pour tout son peuple, tous les autres représentants du même génotype – surtout lorsqu’on a affaire à des individus aussi complexes et différenciés qu’un mammifère ou un vieil arbre…

D’un autre côté, c’est vrai que c’est justement notre humanité ultralibérale et républicaine qui a poussé l’individuation jusqu’à ses extrêmes. Revenir à une conscience archétypale, simple, essentielle, ce peut être une bonne chose pour contredire cette tendance individualiste – et le commun spéciste est un puissant ressort dans cette pratique d’écologie profonde, pour nous aider à sortir d’humanité, à prendre le point de vue des autres. Dans bien des cas, c’est tout à fait possible : tel coquelicot, telle grive représentera volontiers même toutes les fleurs des champs, tous les oiseaux.

L’ajustement que nous proposons ici est subtil. Il est du même ordre que celui qui distingue, dans les courants du féminisme, le différentialisme et l’essentialisme. Ce dernier génère facilement le réductionnisme et finalement la confusion, par stratégie politique – et cependant il existe bien des espèces et des essences, qu’on peut considérer et représenter, avec discernement.
Ainsi nous pouvons continuer à partager la proposition d’entrée en matière, mais ouvrir en même temps la possibilité que la représentation, dans ce Conseil particulier, soit plus spécifique, ou différente. Ça rend les choses un peu plus complexes, mais pas forcément moins fortes, je pense – en tout cas si c’est bien amené.

Y aller progressivement ?

Cela peut être, par exemple, de commencer par prendre un temps où nous essayons le masque que nous avons fabriqué avec un-e seul-e partenaire du groupe, en face à face. Ou bien en passant par les gousses, si nous en avons constituées, idem.
Dans ce premier temps – que nous avons essayé lors de cet atelier et qui nous a semblé utile, voire même indispensable ! nous nous entraînons à jouer cet être que nous avons rencontré : lui, et seulement lui (ou elle, ou cela…)

Qu’est-ce que cela me fait à moi, de jouer ce rôle ? Comment est-ce que cet animal, cette plante, ce nuage etc. parle à travers moi, avec ma voix, mes gestes ? Comment sont ses silences, ses regards – vers cet humain-e qui écoute, vers les autres êtres alentour, tous différents et singuliers quoi que proches parfois ?

Peut-être a-t-on déjà fait d’autres processus en amont d’ailleurs, qui viennent aussi faciliter cela. Nous par exemple nous avions pratiqué, encore au prélable, un mélange entre une méditation sur le temps profond et une version adaptée du rituel « Dons évolutionnaires des animaux » pour rejoindre avec nos corps et nos intuitions ces différentes espèces d’êtres que nous avions rencontrées, telles qu’elles se présentent à nous aujourd’hui.

Toutes les espèces en ont fait du chemin ! Et même si notre branche hominidée est toute jeune, c’est le cas aussi des formes actuelles des gens des branches les plus anciennes que sont les insectes ou les mousses.
Sans aller jusqu’à jouer l’actor studio avec le houx ou la mouette, au-delà du (nécessaire) symbole d’altérité qu’est le masque, un peu de « biomimétisme » et d’« incorporation » peut aussi aider, pour certain-e-s du moins, à ajuster l’interprétation et le message… et pour cela, la forme de vie personnelle que nous avons rencontrée est inspirante, justement parce que comme chacun-e de nous, singulière et non pas générique ni abstraite. Par ce chemin-là, nous pouvons correctement accéder à l’essence : sans tomber dans le stéréotype.

Si on en a le temps, après toutes ces premières rencontres et incarnations, il me semble utile et bon de « retourner à la source » : c’est-à-dire là où cet être s’était présenté à nous.
Sans doute que l’animal sera parti depuis longtemps, ou que la plante n’aura pas beaucoup bougé. Ce qui importe, c’est surtout de faire de nouveau le chemin, d’écouter de nouveau en (se) demandant alors si et comment iel peut représenter son espèce, sa tribu, son milieu ? « Quels sont les différents liens que tu entretiens avec les autres êtres alentours, de la même famille ou de celles qui sont (géographiquement) proches ? Si un cousin à toi se présentait aussi à ce conseil, qu’est-ce qui vous différencierait ? »

Puis de nouveau, dans le conseil, se laisser inspirer par les autres êtres en présence, et selon la situation offrir la chance de parler (aussi) pour une espèce, un groupe d’ami-e-s, un biotope, ou juste un individu singulier avec son point de vue tout aussi unique et précieux sur le monde.

Humbles esprits

Donnons un exemple fictif, mais proche d’une situation vécue. Dans un conseil que j’ai partagé, un participant a souhaité représenter l’« Eau ». Wouah, ce n’était pas prévu dans ce que j’avais compris que quelqu’un prenne un élément dans son ensemble !
Pourquoi pas plutôt « la pluie », « la rosée de ce champ », ou bien « l’eau de cette région » ? « L’eau » est possible bien sûr, mais ça ressemble alors davantage à un ouvrage chamanique de connexion à la déesse-mère qu’à un processus de travail qui relie, non ? Et cela a généré quelques tensions.

« Est-ce qu’on y croit ? » C’est une question que j’ai souvent rencontrée en WTR, et qui me semble essentielle. Ce que je propose ici peut être complètement ignoré dans certains groupes où l’adhésion est générale et simple – avec des jeunes personnes par exemple. Il ne s’agit pas de perdre trop de temps avec le mental, au contraire ! Mais de donner à la rationalité la nourriture nécessaire pour que le travail s’accomplisse de façon satisfaisante.

« Est-ce que c’est juste, ce qu’on est en train de faire ? Est-ce qu’il n’est pas en train de se la raconter en jouant tel animal ? Est-ce qu’elle sort du rôle, est-ce qu’il triche avec les règles ? Est-ce que ce n’est pas plutôt telle blessure humaine qui parle par la bouche de telle plante ? »

Que ces questions surgissent parfois dans la tête de quelqu’un-e dans le cercle est sans doute inévitable, mais si nous avons cheminé avec assez d’attention et de justesse, elles ne prendront pas trop de place. Cet équilibre demande de la finesse.
Il nous faut en effet prendre attention à qui est en présence, et à ne pas être trop subtil. Rendre l’exercice inutilement complexe, donner trop d’informations par rapport à ce que certaines personnes peuvent en digérer dans le temps imparti, cela nuirait à la puissance du rituel. À l’évidence, on ne guidera pas un Conseil des êtres de la même façon avec une école primaire et avec des adultes intellectuels qui ont l’habitude du théâtre, de la sociobiologie ou des thérapies de type « constellations ».
De même et surtout, nous n’ouvrirons pas les mêmes espaces de conscience en une demie-journée et en une semaine (si nous parvenons à libérer tout ce temps pour le consacrer à un tel jeu, avec tous nos autres engagements !)

Pour boucler sur cette question de la représentation, rappelons-nous de faire confiance aux êtres qui s’invitent au conseil. Leur sagesse et leur force est capable de nous faire oublier nos erreurs humaines, les approximations de nos recherches et de nos propositions.
C’est justement la chance d’un rituel que de pouvoir aller au-delà de ce que les egos aimeraient y trouver, et de ce rituel-ci, de nous aider à lâcher prise sur notre orgueilleuse tendance humaine à tout savoir et à tout contrôler.

Dérôler

Dernier point de cet article : une fois le rituel accompli, il nous est apparu qu’il valait mieux, pour le finir convenablement, ouvrir un espace pour sortir des rôles.
Il s’agit de prendre un petit temps à la fin du Conseil pour dire au revoir aux êtres, au moment d’enlever une dernière fois les masques. L’invitation peut être par exemple d’un dernier tour de la parole, brièvement, pour dire « Moi, tel être, maintenant je m’en vais et laisse cet humain-e reprendre autorité dans son propre corps. Retrouvez-moi à tel endroit de temps en temps peut-être… ? », ou « Adieu tout le monde ! », ou quelque chose comme ça.

Ou bien, si le rituel s’achève avec des processus plus sauvages de danses et de chants – ce qui arrive parfois et peut être bon. Alors, il s’agit d’y revenir pour partager par la suite cette conscience de ne pas garder un « ami totémique » dans notre identité imaginaire… sans son consentement. Prendre un petit temps, un peu plus tard ou le lendemain, pour refermer rationnellement le processus et « dérôler » chacun-e.

Qu’est-ce que ça nous fait, à nous, de dire au revoir à ces autres qu’humains qui ont partagé un même désir de reliance à cette occasion ? Là aussi ça semble bon de continuer à écouter.

Souvent dans notre espèce nous pensons « oui je sais, je sais ça déjà, je sais encore ça aussi »… et souvent par ailleurs, nous aimons bien les transes extatiques ou les joies collectives qui en effet sont bonnes ! Mais où beaucoup d’ombres peuvent interférer.
Écouter avec attention, encore et encore, les cœurs et les âmes, semble utile. Savoir dire au revoir, aussi : les liens vivants demeurent, les attachements inutiles se libèrent.

Je profite de cette tribune pour remercier Claire, des Roseaux dansants, qui m’a fait découvrir l’ouvrage-qui-nous-relie et qui m’a accompagné dans sa facilitation avec une intelligence profonde. Merci aussi à l’ajonc de notre coin de Bretagne (et plus particulièrement à celui qui est dans la haie autour de la Maliguene, à une encablure en face de la porte de la salle de travail), il a plus que tout autre – sinon « moi » – inspiré ces réflexions.

  • À noter que c’est Sonia qui sera à son tour la facilitatrice principale de notre prochain atelier de travail qui relie.